Questions Mediapart à Ch. Leclercq, sur Presseurop et financement des médias

Questions Mediapart à Ch. Leclercq, sur Presseurop et financement des médias

Médiapart, le média d’investigation français, a publié cet article
(accès payant, je ne peux le reproduire, en raison du (c) ):
Son journaliste Ludovic Lamant m’a adressé des questions complémentaires, également publiées, dont les réponses sont intégralement reprises ci-dessous.

Autour de “l’affaire presseurop“, voici un extrait pertinent de mes réponses:

“Dans cet esprit, nous avons d’ailleurs recommandé a) de faire un appel d’offres pour continuer pour un an un contrat similaire à l’existant,  b) en parallèle, de travailler rapidement à un appel à propositions concernant des aides pluralistes à la presse, qui soutiennent à la fois des médias indépendants spécialisés et – pour ceux qui le souhaitent – certaines facilités matérielles pour les correspondants à Bruxelles.

Le congrès récent de l’Association Européenne des Journalistes est également pertinent sur ces questions.

@LeclercqEU

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“Parmi la dizaine d’interlocuteurs joints pour l’article, j’ai échangé par mails avec Christophe Leclercq, fondateur d’EurActiv. Pour ceux que le sujet intéresse davantage, voici l’intégralité des questions/réponses (relues par l’intéressé, et publiées en partie à sa demande). Les questions sont moins concises que dans le cadre d’un entretien publié classique, et les réponses parfois, également. Il s’agit d’un entretien exploratoire, mené il y a un mois environ. Comme l’on s’en rendra compte, je n’ai repris que de courts extraits dans l’enquête que nous publions. ”
Ludovic Lamant

Mediapart: Que pensez-vous de la décision de la DG communication de la commission, de suspendre l’appel à projet qui finançait, jusqu’à présent, le site PressEurop ?

CL: J’hésite à commenter concernant des confrères et suggère de demander directement à cet opérateur ce qu’il en pense. D’après ce que j’ai lu dans la presse, ce non-renouvellement a provoqué des suppressions d’emplois de journalistes chez le site actuel, ce qui est regrettable.

Il s’agissait d’un appel d’offres, visant apparemment au renouvellement de ce site, mais avec un périmètre agrandi : de la simple traduction vers du contenu original… Les cercles professionnels des journalistes ont joué leur rôle, en exprimant des réserves, concernant l’indépendance éditoriale dans ce nouveau cadre.

Je ne doute pas des objectifs louables du département concerné : la ‘DG COMM’. Mais je pense qu’il aurait pu consulter les milieux concernés, de façon ouverte, au lieu de lancer cette procédure soudainement, puis de la retirer sans la remplacer par un appel profondément revu.

De ce que j’ai pu lire en ligne, il y a des types d’appels d’offres très différents, selon les types de médias, les années, les DG, etc.
Vous avez raison, il y a plusieurs types de procédures d’ouverture à la concurrence autour des institutions européennes, qui peuvent être utilisées par toutes les directions générales. Je pense que les trois principales sont :

subventions (principalement pour des ONG, généralement plusieurs ‘gagnants’),

appel d’offres pour fournir des services (généralement cahier des charges détaillé, un ‘ensemblier’ fournit tous les services requis. Financement à 100%, et même possibilité de faire un profit),

appel à propositions (catégorie intermédiaire : objectifs prescrits mais moyens d’y parvenir ouverts aux idées des soumissionnaires). Cela facilite créativité et concurrence dans la mise en œuvre, entre plusieurs gagnants. Généralement : financement partiel, sur la base des coûts. Notamment pour projets de recherche et développement, ou autres projets innovants, par des organismes indépendants).

A mon avis, dans ce cas précis, un appel à proposition eût été plus approprié.

Certains à Bruxelles laissent entendre que EurActiv.com est intervenu auprès de la commission, plaidant pour la suspension de cet appel à projet, arguant qu’il y avait là un cas de concurrence faussée entre médias. Est-ce juste ? Sur le fond, que pensez-vous de cet argument d’une éventuelle distorsion de concurrence ?

Le problème principal dans l’appel d’offres ‘post Presseurop’ était le manque d’indépendance éditoriale : il aurait fallu suivre les priorités de la Commission et même lui donner la propriété de la marque ‘média’ et une copie de la liste des abonnés aux newsletters ! Ce texte d’appel d’offres est public, chacun peut juger par soi-même. Ce manque de garanties d’indépendance, combiné avec une date de remise d’offre courte, en plein mois d’aout, et des critères financiers excessifs, rendait impossible d’envisager une offre concurrentielle.

Si la procédure avait été maintenue, en cas de succès de la formule élargie, cela aurait pu créer une pression sur le lectorat des autres. Et donc sur les revenus d’autres médias et probablement sur le nombre de correspondants de presse à Bruxelles, en déclin. Même s’il y avait plus d’articles originaux – je ne parle ici des traductions – ce serait aussi un risque pour le pluralisme, alors que l’Europe a besoin de débats.

Donc, oui, le risque de distorsion de concurrence était réel, en plus du manque d’indépendance : nous avons donc communiqué nos observations à la Commission, parmi d’autres.

De manière plus générale, on pourrait défendre l’idée qu’il s’agit précisément du travail d’une institution publique européenne, comme la commission, que de financer, non pas l’écriture d’articles, mais la circulation de ces textes sur tout le continent, via des budgets de traduction… Êtes-vous d’accord ?

Je suis un fervent partisan du multilinguisme, c’est pour cela que le réseau EurActiv fonctionne dans plus de dix langues, de façon économe et décentralisée (voir la carte de notre réseau en haut des pages du site www.EurActiv.com).

Il y a en effet un ‘market gap‘, une faille dans le marché, pour la disponibilité de contenu média indépendant en de nombreuses langues, c’est-à-dire une justification pour l’aide publique au multilinguisme, qui fait partie des valeurs fondamentales de l’Union européenne. Les montants en cause sont à la fois élevés par rapport aux médias spécialisés (le nouvel appel d’offres envisageait 3,2 millions d’euros par an), et très faibles par rapport aux budgets de communication et de traduction de la Commission… 

Dans cet esprit, nous avons d’ailleurs recommandé a) de faire un appel d’offres pour continuer pour un an un contrat similaire à l’existant,  b) en parallèle, de travailler rapidement à un appel à propositions concernant des aides pluralistes à la presse, qui soutiennent à la fois des médias indépendants spécialisés et – pour ceux qui le souhaitent – certaines facilités matérielles pour les correspondants à Bruxelles.

Dans les deux cas, la Commission ne devrait pas pouvoir choisir les sujets à couvrir : il en va aussi de la crédibilité de ces articles, et de l’intérêt des citoyens pour l’UE.

 De tels systèmes d’aide à la presse existent au plan national. Ils sont toujours un sujet de débat mais restent essentiels, dans de nombreux pays, pour la survie du secteur. Et donc pour le ‘contre-pouvoir’ des médias.

Pouvez-vous me dire quelles sont les grandes lignes de financement de Euractiv.com ? Quelle part représentent les différents appels d’offres que vous obtenez, de la commission ou du parlement, au fil des années, dans le total de votre fonctionnement ?

EurActiv.com est favorable à la transparence et publie un résumé de ses comptes sur son site :  http://www.euractiv.fr/about

.

En plus des principes éditoriaux et de la qualité des journalistes, il est important pour un média indépendant d’avoir des sources de revenus diversifiées. C’est notre cas, avec une bonne répartition entre offres d’emploi, publicité, adhésions EurActor (publicité et événements), sponsoring et projets publics. Les années précédentes, cette dernière catégorie a surtout comporté des contrats concernant notre réseau multilingue dans différentes capitales, afin de permettre de grandes sections avec des articles, comme par exemple Emploi, Entreprise, Élargissement, Politique régionales, et plus récemment le Parlement européen (notamment accompagnement d’événements). De façon à augmenter les lectorats nationaux et faciliter les reprises par d’autres médias, il s’agit notamment de ‘localisation’, d’adaptation, et non seulement de traduction, contrairement aux sites de la Commission.

Quelles sont les limites que vous vous fixez, d’un point de vue éditorial, pour accepter, ou au contraire refuser de participer, à un appel d’offres ? Quelle est, à vos yeux, la ligne à ne pas dépasser ?

Notre indépendance éditoriale est toujours affirmée dans nos propositions et donc – quand nous gagnons – dans les contrats que nous signons. En pratique, qu’une section soit soutenue par une institution ou des entreprises, nos journalistes choisissent les sujets d’articles et d’interviews, et ne font jamais relire par un soutien avant publication. L’association de tel ou tel est transparente, et chacun peut juger lui-même de la qualité et de l’équilibre de notre couverture.

Globalement, nous souhaitons que les contrats avec une institution européenne ne dépassent pas un tiers de nos revenus, ce qui nous permettrait de ‘dire non’ si jamais des pressions éditoriales étaient exercées. Pour chaque appel publié, nous examinons avant tout la pertinence de la section à développer, en fonction de notre stratégie éditoriale, de notre stratégie réseau et des ressources à mettre en œuvre pour maintenir la qualité. Ces projets sont gagnés suite à des appels compétitifs. Bien entendu, dans les rares cas où les appels sont pertinents pour notre stratégie ; nous ne remportons pas toujours.

J ‘ai cru comprendre, et je souhaiterais le vérifier, que c’est en profitant d’un appel d’offres de la DG élargissement, que EurActiv.com a pu se développer hors de Bruxelles, et ouvrir un bureau dans d’autres capitales européennes, par exemple à Varsovie. Est-ce correct ? En quelle année cela s’est-il passé ? Est-ce que ces financements sont toujours d’actualité ? Pouvez-vous m’en dire plus ?

Le réseau de médias franchisés EurActiv a été développé à partir de 2001-2003, avec le co-financement du programme eContent de la direction générale Société de l’information (maintenant DG CONNECT). Ces projets CROSSLINGUAL de démonstration de résultats de recherche ont validé la faisabilité et la durabilité d’aides à la traduction et d’une approche décentralisé. Plus tard, la DG Elargissement a été associée pendant deux ans à notre section élargissement. À l’époque, cette section a été déroulée sur l’ensemble de notre réseau, notamment en Europe centrale, et aussi en Turquie, pays-candidat.

Vu l’impact du réseau EurActiv depuis, en terme de lectorat, c’est probablement une bonne utilisation d’argent public. Nous touchons plus de 600 000 lecteurs (‘visiteurs uniques’ par mois), notamment ce qu’on appelle les ‘multiplicateurs d’opinion’ : journalistes, politiques, dirigeants d’associations et think tanks, enseignants, etc. Nous sommes fiers de fêter prochainement le dixième anniversaire de ce réseau multilingue, incluant des journalistes dans 15 pays .
www.EurActiv.pl est l’un de ces affiliés du réseau. Juridiquement, c’est une participation dans un média à Varsovie, détenu en commun avec notre affilié slovaque. La Pologne est devenue influente en Europe : nous reprenons dans d’autres langues des articles de nos collègues polonais.

 Avec des partenaires de consortium (académiques et informatiques), nous venons de remporter un nouvel appel à propositions de la DG CONNECT, dans le cadre de la recherche sur les moyens en ligne de soutien au débat pré-législatif. À terme, cela aidera EurActiv – et d’autres – pour ajouter à la transparence des acteurs européens l’efficacité des processus d’implication des parties prenantes. Actuellement, l’UE vit dans un nuage d’information, difficile à explorer même pour les experts. Concrètement, ce projet aidera les journalistes et d’autres à identifier rapidement les experts influents et les documents clés.

En complément, Christophe Leclecrq a par ailleurs souhaité préciser certains éléments, sur la pertinence à ses yeux des aides d’État dans le secteur de la presse, à la fois en France et en Europe :

Cette question est pertinente, pas nouvelle, mais plus aiguë que jamais : c’est même existentiel. L’Europe en crise a besoin d’une sphère publique pour se réformer. Les médias en crise ont besoin pour rester un contre-pouvoir… de survivre ! Traditionnellement, l’Union s’occupe du secteur des médias sous l’angle de la politique de concurrence. Il s’agit par exemple d’examiner des concentrations, ou de contrôler si les chaînes publiques empêchent des télévisions privées de se développer. Ce n’est pas uniquement économique, c’est aussi une question de pluralisme.

Ces politiques européennes ne répondent pas au défi de nouvelles sources de financement, pour remplacer la publicité et les abonnements, que seuls certains médias (comme Mediapart) parviennent à augmenter.

De nos jours, et les grands médias nationaux et la plupart des médias spécialisés ont réduit leurs équipes éditoriales. Les médias sociaux ont leur rôle à jouer, mais ne peuvent les remplacer. Depuis l’invention de la presse, il n’y a pas de construction politique durable qui ne soit pas accompagnée par des médias. Entre un gouvernement et la presse politique nationale, il y a une relation symbiotique, et aussi une certaine tension. C’est l’une des conditions de la démocratie, or l’UE doit encore se démocratiser plus…

La France a une expérience pertinente à partager avec les institutions européennes. Ses aides à la presse sont controverses dans certaines modalités, mais à mon sens nécessaires économiquement.

En dehors de certains grands sujets comme l’Euro, les sphères publiques nationales sont peu interconnectées. Et l’’euro blogosphère’ – que EurActiv connaît bien grâce à BlogActiv.eu – est encore naissante. Il faut donc une sphère publique européenne, alimentée par des traductions des presses nationales, et aussi plusieurs médias plurinationaux, différents et indépendants. Voilà, à mon sens, un objectif possible pour une petite ‘politique industrielle des médias européens’.

On ne parle pas de budgets gigantesques. D’ailleurs il ne s’agit pas de subventionner fortement, mais d’aider un peu. Enfin, il y a peut-être des économies possibles dans certains aspects des politiques de communication, pour ré-investir dans l’information des citoyens. Je voudrais faire une observation lapidaire, qui vaut pour le secteur public comme pour les organismes privés. À Bruxelles, quand on a un problème de communication, un manque d’intérêt de la presse pour un sujet, que fait-on ?

On augmente le budget de communication et… on recrute des communicants ! Or, de l’autre côté du débat, le nombre de journalistes décline : ce sont des professionnels compétents et motivés, mais débordés, bombardés à chaque instant. Donc le ratio entre journalistes et communicants diminue : ce n’est bon ni pour la qualité du débat, ni pour la croissance de l’audience. L’information risque de devenir superficielle, du ‘churnalisme’ (productivisme, reprise de communiqués de presse, etc).

Clairement, on pourrait envisager quelques petits transferts de ressources des budgets de communication vers le financement de l’information indépendante. En premier lieu, il s’agit d’enrayer la chute du nombre des correspondants nationaux implantés à Bruxelles : en plus des rédactions nationales, ce sont eux qui peuvent poser des questions difficiles aux commissaires et aux ministres.
Dans quelques pays, notamment la Grande-Bretagne, l’idée d’aider la presse est presque taboue. Combiné à une certaine europhobie, vous imaginez les réactions… Mais faut-il laisser une minorité arrêter les autres ? Également du côté des journalistes, à mon avis, les esprits sont plus ouverts aujourd’hui qu’avant 2008. Il est temps de passer d’un débat de principe entre initiés à une confrontation de propositions, ouverte.

En tout cas, une telle politique sectorielle serait un bon objectif pour le début du prochain mandat : 2014-2019. Et cela pourrait commencer par quelques mesures simples et pratiques.